Brissot contre les émigrants
Brissot contre les émigrants
Discours de Brissot à la Législative, le 20 octobre 1791 sur les émigrants.
« En examinant les lois différentes rendues contre l'émigration, en considérant les difficultés qu'elles ont éprouvées dans leur exécution, j'en ai cherché la cause, et je me suis convaincu qu'elle était dans le principe même de ces lois, dans la partialité de leur application, dans le défaut de grandes mesures. La marche que l'on a suivie jusqu ici, a été l'inverse de celle que l'on devait suivre. Au lieu de s'attacher aux branches, on devait attaquer le tronc. On s'est acharné contre des hommes qui ont porté leurs vieux parchemins dans des pays où ils les croient encore en valeur, et, par une faiblesse impardonnable, on a paru respecter les chefs qui commandaient ces émigrations.
Si l'on veut sincèrement parvenir à arrêter l'émigration et l'esprit de rébellion, il faut punir les fonctionnaires publics qui ont abandonné leurs postes ; mais il faut surtout punir les grands coupables qui ont établi, dans les pays étrangers, un foyer de contre-révolution.
Il faut distinguer trois classes d'émigrants : la première, celle des deux frères du roi, indignes de lui appartenir, puisqu'il a accepté la constitution ; la seconde, celle des fonctionnaires publics qui ont déserté leurs postes, et qui s'occupent à débaucher les citoyens ; enfin, les simples citoyens, qui, soit par haine pour la révolution, soit par crainte, ont la faiblesse de se laisser entraîner par leur séduction. Vous devez haine et punition aux deux premières classes, pitié et indulgence à la troisième. Si vous voulez arrêter les émigrations, ce n'est pas sur la troisième classe que doivent tomber vos coups, ce n'est pas même sur la seconde que doivent tomber les plus violents ; si l'on use de complaisance et de palliatifs, on croira que vous redoutez leur coalition, et les mécontents, nourrissant des espérances que votre faiblesse aura produites, iront se ranger sous leurs drapeaux. Et pourquoi craindraient-ils ? L'impunité de leurs chefs leur assurera la leur. De quel droit, vous diront-ils, nous punissez-vous ? Avez-vous deux poids et deux mesures ? Vous nous punissez, et vous épargnez nos chefs : il y a double délit, injustice et lâcheté.
Tel a été le raisonnement d'instinct qu'a produit la faiblesse de l'assemblée nationale, dans l'esprit de tous les émigrés. Comment pouvaient-ils croire à des lois sur les émigrations, lorsque vous sembliez respecter les traîtres qui les provoquaient, lorsqu'ils voyaient un prince, après avoir prodigué quarante millions en dix ans, recevoir encore de l'assemblée nationale des millions pour payer son faste et ses dettes ? Il faut poursuivre les grands coupables, ou renoncer à toutes lois contre les émigrations. Vous ne pouvez punir les citoyens qui n'agissent que par instigation, lorsque vous laissez impunis leurs instigateurs. Les tyrans punissaient toujours les chefs, et pardonnaient à la multitude : c'est ce que nous avons vu en Hollande ; c'est l'exemple que nous a donné. Joseph Il, quand il mit à prix la tête d'Horiah. Contenez, punissez les chefs, et la révolte s'éteint. Je ne dis pas à un peuple libre de suivre en entier cette maxime sanguinaire ; mais je lui conseille de séparer les chefs de leur meute armée : divisez les intérêts des révoltés, en effrayant les grands coupables. On a jusqu'ici suivi le contre-pied, et on est étonné de ce que la loi n'a pas été respectée par les émigrants ! Elle ne l'a pas été, parce que les chefs y étaient ménagés, parce qu'un instinct de justice disait aux autres : pourquoi craindrions-nous, puisque nos chefs sont respectés ?
On a sans cesse amusé les patriotes par des lois sur l'émigration, qui n'étaient que de vains palliatifs ; voilà pourquoi vous ayez vu les partisans de la cour les solliciter eux-mêmes, pour se jouer de la crédulité du peuple ; voilà pourquoi vous avez vu un orateur célèbre, dans le temps où on le comptait encore au nombre des patriotes, parier contre cette loi, et, dans un mouvement de franchise, vous dire que la loi ne serait jamais exécutée, parce qu'on ne poursuivait pas, soi-même, sa famille ; et, en effet, nous devons croire que s'il eût existé alors une assemblée toute plébéienne, les rassemblements de Coblentz n'existeraient plus.
Trois années d'insuccès, une vie malheureuse et errante, leurs conspirations avortées, leurs intrigues déjouées ; toutes ces défaites ne les ont pas corrigés. Ils ont le cœur corrompu de naissance ; ils se croient les souverains nés du peuple ; et ils cherchent à le remettre sous le joug. N'ont-ils pas assez manifesté leurs intentions, par les protestations qu'ils ont publiées ? La dernière de ces protestations, qui est dirigée contre l'acceptation même de la constitution, ne dépose-t-elle pas de leurs desseins hostiles ?
Exigerez-vous des preuves judiciaires de ces faits, pour punir les grands coupables ? Il faudrait donc, pour l'amour de ces formes judiciaires, attendre que vos plus belles provinces fussent réduites en cendres ! Qui ignore qu'un noble ne peut plus rester en France sans être déshonoré au-delà du Rhin. Voulez-vous arrêter cette révolte ? ce n'est pas en faisant des lois trop minutieuses contre les émigrants que vous y parviendrez, mais c'est en sévissant contre les chefs, c'est au-delà du Rhin qu'il faut frapper, non pas en France. Si vous avez le courage de déclarer crime contre la nation tout paiement qui leur serait fait de leurs appointements, de confisquer leurs biens, bientôt ils seront abandonnés de leurs courtisans.
C'est par des mesures aussi rigoureuses que les Anglais empêchèrent Jacques Il de traverser l'établissement de leur liberté : ils ne s'amusèrent pas à faire de petites lois contre les émigrations, mais ils ordonnèrent aux princes étrangers, de chasser les princes anglais de leurs États ; et le fier Louis XIV fut forcé d'expulser lui-même son proche parent ; et Jacques Il, vivant des modiques et secrètes aumônes de la France, fût dans l'impuissance de se faire un parti.
On avait senti dans la précédente assemblée la nécessité de cette mesure ; mais d'abord on ne l'avait appliquée qu'à M. Condé. Première faute. Ensuite on apporta des retards à l'exécution de la loi. Seconde faute. Car la liberté ne se perd que par cette conduite mystérieuse qui décèle la faiblesse ou la complicité. Le comité diplomatique retarda l'exécution de la loi par un silence mystérieux ; les ministres parlèrent de considérations d'état. Si ces considérations ont occasionné le retard, c'est un crime contre la liberté ; car le roi d'un peuple libre n'a point de famille, ou plutôt sa première famille, c'est le peuple qui lui a confié ses intérêts.
Dans un siècle de révolution, lorsque la France était divisée en plusieurs partis, lorsque le prince Condé jouissait d'un pouvoir immense, lorsqu'il avait de nombreux partisans, Mazarin eut le courage de le faire emprisonner, et ce qu'un prêtre faible qui avait contre lui la nation entière, qui n'avait pour appui qu'une femme ambitieuse put faire, la France, qui réunit à une force immense un concert étonnant de volontés, redouterait de l'entreprendre contre un prince qui est dans un dénuement ab. solo, qui n'a de force que dans une honteuse troupe de courtisans et dans des hauteurs ridicules ! Vous devez faire respecter la constitution, le néant est là; choisissez entre la constitution ou le rétablissement de la noblesse. La constitution est finie, les chefs des rebelles doivent s'agenouiller devant elle ou être proscrits à jamais. La disparition du numéraire, l'émigration, tout parle du foyer de contre-révolution établi dans les Pays-Bas par les ci-devant princes du sang. Voulez-vous dissiper ce foyer ? c'est en s'attachant à eux, à eux seule, que vous y parviendrez. Voulez-vous que le numéraire se montre enfin, que la confiance reparaisse ? tenez une conduite ferme et vigoureuse. Qu'on ne dise plus : Ces mécontents sont bien forts ; ces 25 millions d'hommes sont lien faibles, puisqu'ils les craignent ou les ménagent.
Enfin, une loi contre les chefs est possible, tandis que l'autre entraîne une foule d'inconvénients qui rendent son exécution impraticable.
C'est par l'exécution de cette loi que vous éprouverez le patriotisme du ministre. On lui demandait la liste des officiers, émigrés, l'état des pensions ; il sut toujours se rejeter sur l'impossibilité de faire ces listes. Ici il n'y aura plus de semblables prétextes.
Mais faites précéder vos mesures de rigueur d'un dernier avertissement. Cet avertissement doit s'adresser également aux fonctionnaires publics qui ont déserté leur poste : qu'ils rentrent dans le royaume, et l'amnistie lavera tout ; mais s'ils persistent, alors qu'ils soient poursuivis selon toute la rigueur des lois.
Quant aux simples citoyens que des motifs particuliers ont fait émigrer, il est nécessaire de faire quelques observations. Un malentendu a divisé les patriotes. On a confondu les lois contre la révolte, avec les lois contre l'émigration. La déclaration des droits porte que tout homme est libre d'aller où bon lui semble. Il en résulte que la liberté d'émigrer doit être entière pour les citoyens. Quel éloge c'est faire de la liberté que de montrer aux puissances étrangères que son égide couvre ses ennemis mêmes !
On peut, dit-on, retenir ces citoyens, pour faire leur propre bonheur : sophisme adroit, mais facile à réfuter. Chaque homme est le maître de se faire du bonheur l'idée qui lui plaît. Si je renonce à la protection de votre loi, son empire finit pour moi. L'homme tient de la nature le droit de porter partout ses pas, de porter partout son industrie et ses richesses. Sans doute il en doit une portion à la société pour le prix de la protection qu'elle lui accorde, mais, quand il n'a plus besoin de cette protection, alors aussi la société cesse d'avoir aucun droit sur sa fortune.
L'ancien comité de constitution avait senti combien une pareille loi serait injuste, combien les confiscations, les régies qu'elles nécessitent, ont d'inconvénients. L'assemblée nationale avait préféré une triple imposition établie sur les propriétés que les émigrés laisseraient en France ; je demande que cette loi soit remise en vigueur. Mais surtout j'insiste pour qu'on ne parle ni de lois prohibitives absolues, ni de confiscations. Quand, dans des siècles de barbarie et d'ignorance on fit contre les juifs des lois prohibitives, l'industrie trompa les regards de la tyrannie par le secret des lettres de change. Louis XIV défendit l'émigration aux protestants. Or, si ce grand prince, avec ses cent mille commis, avec ses trois cent mille soldats, avec ses prêtres, avec ses fanatiques, qui étaient autant de délateurs et de bourreaux, n'a pas pu parvenir à l'arrêter, et s'il a inutilement souillé son règne, que sera-ce lorsqu'il n'y a plus de commis, lorsque les soldats, brûlant de combattre ouvertement les ennemis de la patrie, se refusent au rôle de délateurs, lorsque l'avide cupidité ouvre publiquement des bureaux d'assurance pour le transport de toutes les espèces de propriétés ? La prospérité et la tranquillité publiques, voilà les meilleures lois contre les émigrations.
Attachons-nous donc à consolider notre révolution, à faire aimer la constitution, et nous verrons revenir en foule nos émigrants : leur goût, leurs habitudes, cet amour de la patrie qui poursuit les émigrants dans les pays même les plus heureux, les ramèneront bientôt vers vous ; ils les ramèneront surtout, si, déployant la plus grande sévérité contre les chefs des révoltés, contre les fonctionnaires publics qui ont ajouté des crimes à leur désertion, qui ont l'impudence de parler encore d'honneur, lorsque plus vils que les Cartouche, ils enlèvent les caisses qui leur sont confiées ; si, dis-je, sévères à l'égard de ces brigands, nous traitons avec indulgence cette classe d'émigrants qu'un préjugé futile, mais excusable; qu'un fol espoir ou que la crainte ont entraînés loin de nous. Les peuples libres sont essentiellement bons ; ils finissent toujours par faire grâce à leurs plus cruels ennemis, quand le danger est passé. N'avez-vous pas vu les royalistes d'Amérique, qui avaient porté le fer et la flamme dans leur propre pays, ne les avez-vous pas vus rappelés par les patriotes, même les plus énergiques ?
Pour résumer mes idées sur cet article, je voudrais donc qu'on fixât un délai dans lequel les ci-devant princes, leurs adhérents, tous les fonctionnaires publics et autres particuliers seraient tenus de rentrer dans le royaume et de se soumettre à la constitution. Je voudrais que, le délai passé, les chefs de la révolte et les fonctionnaires publics fussent poursuivis criminellement, comme ennemis de la patrie, que leurs biens et revenus fussent confisqués.
Je voudrais que, pour rendre plus difficiles les circulations, la sortie des fonctionnaires publics émigrants, on renouvelât le régime des passeports, en laissant cependant sortir tous ceux qui ne le seraient pas.
Je voudrais encore faire revivre la loi qui défend l'exportation des munitions de guerre et du numéraire.
(suite du discours voir messs suivant)
« En examinant les lois différentes rendues contre l'émigration, en considérant les difficultés qu'elles ont éprouvées dans leur exécution, j'en ai cherché la cause, et je me suis convaincu qu'elle était dans le principe même de ces lois, dans la partialité de leur application, dans le défaut de grandes mesures. La marche que l'on a suivie jusqu ici, a été l'inverse de celle que l'on devait suivre. Au lieu de s'attacher aux branches, on devait attaquer le tronc. On s'est acharné contre des hommes qui ont porté leurs vieux parchemins dans des pays où ils les croient encore en valeur, et, par une faiblesse impardonnable, on a paru respecter les chefs qui commandaient ces émigrations.
Si l'on veut sincèrement parvenir à arrêter l'émigration et l'esprit de rébellion, il faut punir les fonctionnaires publics qui ont abandonné leurs postes ; mais il faut surtout punir les grands coupables qui ont établi, dans les pays étrangers, un foyer de contre-révolution.
Il faut distinguer trois classes d'émigrants : la première, celle des deux frères du roi, indignes de lui appartenir, puisqu'il a accepté la constitution ; la seconde, celle des fonctionnaires publics qui ont déserté leurs postes, et qui s'occupent à débaucher les citoyens ; enfin, les simples citoyens, qui, soit par haine pour la révolution, soit par crainte, ont la faiblesse de se laisser entraîner par leur séduction. Vous devez haine et punition aux deux premières classes, pitié et indulgence à la troisième. Si vous voulez arrêter les émigrations, ce n'est pas sur la troisième classe que doivent tomber vos coups, ce n'est pas même sur la seconde que doivent tomber les plus violents ; si l'on use de complaisance et de palliatifs, on croira que vous redoutez leur coalition, et les mécontents, nourrissant des espérances que votre faiblesse aura produites, iront se ranger sous leurs drapeaux. Et pourquoi craindraient-ils ? L'impunité de leurs chefs leur assurera la leur. De quel droit, vous diront-ils, nous punissez-vous ? Avez-vous deux poids et deux mesures ? Vous nous punissez, et vous épargnez nos chefs : il y a double délit, injustice et lâcheté.
Tel a été le raisonnement d'instinct qu'a produit la faiblesse de l'assemblée nationale, dans l'esprit de tous les émigrés. Comment pouvaient-ils croire à des lois sur les émigrations, lorsque vous sembliez respecter les traîtres qui les provoquaient, lorsqu'ils voyaient un prince, après avoir prodigué quarante millions en dix ans, recevoir encore de l'assemblée nationale des millions pour payer son faste et ses dettes ? Il faut poursuivre les grands coupables, ou renoncer à toutes lois contre les émigrations. Vous ne pouvez punir les citoyens qui n'agissent que par instigation, lorsque vous laissez impunis leurs instigateurs. Les tyrans punissaient toujours les chefs, et pardonnaient à la multitude : c'est ce que nous avons vu en Hollande ; c'est l'exemple que nous a donné. Joseph Il, quand il mit à prix la tête d'Horiah. Contenez, punissez les chefs, et la révolte s'éteint. Je ne dis pas à un peuple libre de suivre en entier cette maxime sanguinaire ; mais je lui conseille de séparer les chefs de leur meute armée : divisez les intérêts des révoltés, en effrayant les grands coupables. On a jusqu'ici suivi le contre-pied, et on est étonné de ce que la loi n'a pas été respectée par les émigrants ! Elle ne l'a pas été, parce que les chefs y étaient ménagés, parce qu'un instinct de justice disait aux autres : pourquoi craindrions-nous, puisque nos chefs sont respectés ?
On a sans cesse amusé les patriotes par des lois sur l'émigration, qui n'étaient que de vains palliatifs ; voilà pourquoi vous ayez vu les partisans de la cour les solliciter eux-mêmes, pour se jouer de la crédulité du peuple ; voilà pourquoi vous avez vu un orateur célèbre, dans le temps où on le comptait encore au nombre des patriotes, parier contre cette loi, et, dans un mouvement de franchise, vous dire que la loi ne serait jamais exécutée, parce qu'on ne poursuivait pas, soi-même, sa famille ; et, en effet, nous devons croire que s'il eût existé alors une assemblée toute plébéienne, les rassemblements de Coblentz n'existeraient plus.
Trois années d'insuccès, une vie malheureuse et errante, leurs conspirations avortées, leurs intrigues déjouées ; toutes ces défaites ne les ont pas corrigés. Ils ont le cœur corrompu de naissance ; ils se croient les souverains nés du peuple ; et ils cherchent à le remettre sous le joug. N'ont-ils pas assez manifesté leurs intentions, par les protestations qu'ils ont publiées ? La dernière de ces protestations, qui est dirigée contre l'acceptation même de la constitution, ne dépose-t-elle pas de leurs desseins hostiles ?
Exigerez-vous des preuves judiciaires de ces faits, pour punir les grands coupables ? Il faudrait donc, pour l'amour de ces formes judiciaires, attendre que vos plus belles provinces fussent réduites en cendres ! Qui ignore qu'un noble ne peut plus rester en France sans être déshonoré au-delà du Rhin. Voulez-vous arrêter cette révolte ? ce n'est pas en faisant des lois trop minutieuses contre les émigrants que vous y parviendrez, mais c'est en sévissant contre les chefs, c'est au-delà du Rhin qu'il faut frapper, non pas en France. Si vous avez le courage de déclarer crime contre la nation tout paiement qui leur serait fait de leurs appointements, de confisquer leurs biens, bientôt ils seront abandonnés de leurs courtisans.
C'est par des mesures aussi rigoureuses que les Anglais empêchèrent Jacques Il de traverser l'établissement de leur liberté : ils ne s'amusèrent pas à faire de petites lois contre les émigrations, mais ils ordonnèrent aux princes étrangers, de chasser les princes anglais de leurs États ; et le fier Louis XIV fut forcé d'expulser lui-même son proche parent ; et Jacques Il, vivant des modiques et secrètes aumônes de la France, fût dans l'impuissance de se faire un parti.
On avait senti dans la précédente assemblée la nécessité de cette mesure ; mais d'abord on ne l'avait appliquée qu'à M. Condé. Première faute. Ensuite on apporta des retards à l'exécution de la loi. Seconde faute. Car la liberté ne se perd que par cette conduite mystérieuse qui décèle la faiblesse ou la complicité. Le comité diplomatique retarda l'exécution de la loi par un silence mystérieux ; les ministres parlèrent de considérations d'état. Si ces considérations ont occasionné le retard, c'est un crime contre la liberté ; car le roi d'un peuple libre n'a point de famille, ou plutôt sa première famille, c'est le peuple qui lui a confié ses intérêts.
Dans un siècle de révolution, lorsque la France était divisée en plusieurs partis, lorsque le prince Condé jouissait d'un pouvoir immense, lorsqu'il avait de nombreux partisans, Mazarin eut le courage de le faire emprisonner, et ce qu'un prêtre faible qui avait contre lui la nation entière, qui n'avait pour appui qu'une femme ambitieuse put faire, la France, qui réunit à une force immense un concert étonnant de volontés, redouterait de l'entreprendre contre un prince qui est dans un dénuement ab. solo, qui n'a de force que dans une honteuse troupe de courtisans et dans des hauteurs ridicules ! Vous devez faire respecter la constitution, le néant est là; choisissez entre la constitution ou le rétablissement de la noblesse. La constitution est finie, les chefs des rebelles doivent s'agenouiller devant elle ou être proscrits à jamais. La disparition du numéraire, l'émigration, tout parle du foyer de contre-révolution établi dans les Pays-Bas par les ci-devant princes du sang. Voulez-vous dissiper ce foyer ? c'est en s'attachant à eux, à eux seule, que vous y parviendrez. Voulez-vous que le numéraire se montre enfin, que la confiance reparaisse ? tenez une conduite ferme et vigoureuse. Qu'on ne dise plus : Ces mécontents sont bien forts ; ces 25 millions d'hommes sont lien faibles, puisqu'ils les craignent ou les ménagent.
Enfin, une loi contre les chefs est possible, tandis que l'autre entraîne une foule d'inconvénients qui rendent son exécution impraticable.
C'est par l'exécution de cette loi que vous éprouverez le patriotisme du ministre. On lui demandait la liste des officiers, émigrés, l'état des pensions ; il sut toujours se rejeter sur l'impossibilité de faire ces listes. Ici il n'y aura plus de semblables prétextes.
Mais faites précéder vos mesures de rigueur d'un dernier avertissement. Cet avertissement doit s'adresser également aux fonctionnaires publics qui ont déserté leur poste : qu'ils rentrent dans le royaume, et l'amnistie lavera tout ; mais s'ils persistent, alors qu'ils soient poursuivis selon toute la rigueur des lois.
Quant aux simples citoyens que des motifs particuliers ont fait émigrer, il est nécessaire de faire quelques observations. Un malentendu a divisé les patriotes. On a confondu les lois contre la révolte, avec les lois contre l'émigration. La déclaration des droits porte que tout homme est libre d'aller où bon lui semble. Il en résulte que la liberté d'émigrer doit être entière pour les citoyens. Quel éloge c'est faire de la liberté que de montrer aux puissances étrangères que son égide couvre ses ennemis mêmes !
On peut, dit-on, retenir ces citoyens, pour faire leur propre bonheur : sophisme adroit, mais facile à réfuter. Chaque homme est le maître de se faire du bonheur l'idée qui lui plaît. Si je renonce à la protection de votre loi, son empire finit pour moi. L'homme tient de la nature le droit de porter partout ses pas, de porter partout son industrie et ses richesses. Sans doute il en doit une portion à la société pour le prix de la protection qu'elle lui accorde, mais, quand il n'a plus besoin de cette protection, alors aussi la société cesse d'avoir aucun droit sur sa fortune.
L'ancien comité de constitution avait senti combien une pareille loi serait injuste, combien les confiscations, les régies qu'elles nécessitent, ont d'inconvénients. L'assemblée nationale avait préféré une triple imposition établie sur les propriétés que les émigrés laisseraient en France ; je demande que cette loi soit remise en vigueur. Mais surtout j'insiste pour qu'on ne parle ni de lois prohibitives absolues, ni de confiscations. Quand, dans des siècles de barbarie et d'ignorance on fit contre les juifs des lois prohibitives, l'industrie trompa les regards de la tyrannie par le secret des lettres de change. Louis XIV défendit l'émigration aux protestants. Or, si ce grand prince, avec ses cent mille commis, avec ses trois cent mille soldats, avec ses prêtres, avec ses fanatiques, qui étaient autant de délateurs et de bourreaux, n'a pas pu parvenir à l'arrêter, et s'il a inutilement souillé son règne, que sera-ce lorsqu'il n'y a plus de commis, lorsque les soldats, brûlant de combattre ouvertement les ennemis de la patrie, se refusent au rôle de délateurs, lorsque l'avide cupidité ouvre publiquement des bureaux d'assurance pour le transport de toutes les espèces de propriétés ? La prospérité et la tranquillité publiques, voilà les meilleures lois contre les émigrations.
Attachons-nous donc à consolider notre révolution, à faire aimer la constitution, et nous verrons revenir en foule nos émigrants : leur goût, leurs habitudes, cet amour de la patrie qui poursuit les émigrants dans les pays même les plus heureux, les ramèneront bientôt vers vous ; ils les ramèneront surtout, si, déployant la plus grande sévérité contre les chefs des révoltés, contre les fonctionnaires publics qui ont ajouté des crimes à leur désertion, qui ont l'impudence de parler encore d'honneur, lorsque plus vils que les Cartouche, ils enlèvent les caisses qui leur sont confiées ; si, dis-je, sévères à l'égard de ces brigands, nous traitons avec indulgence cette classe d'émigrants qu'un préjugé futile, mais excusable; qu'un fol espoir ou que la crainte ont entraînés loin de nous. Les peuples libres sont essentiellement bons ; ils finissent toujours par faire grâce à leurs plus cruels ennemis, quand le danger est passé. N'avez-vous pas vu les royalistes d'Amérique, qui avaient porté le fer et la flamme dans leur propre pays, ne les avez-vous pas vus rappelés par les patriotes, même les plus énergiques ?
Pour résumer mes idées sur cet article, je voudrais donc qu'on fixât un délai dans lequel les ci-devant princes, leurs adhérents, tous les fonctionnaires publics et autres particuliers seraient tenus de rentrer dans le royaume et de se soumettre à la constitution. Je voudrais que, le délai passé, les chefs de la révolte et les fonctionnaires publics fussent poursuivis criminellement, comme ennemis de la patrie, que leurs biens et revenus fussent confisqués.
Je voudrais que, pour rendre plus difficiles les circulations, la sortie des fonctionnaires publics émigrants, on renouvelât le régime des passeports, en laissant cependant sortir tous ceux qui ne le seraient pas.
Je voudrais encore faire revivre la loi qui défend l'exportation des munitions de guerre et du numéraire.
(suite du discours voir messs suivant)
Dernière édition par le Mar 17 Jan 2006 - 10:50, édité 1 fois
Re: Brissot contre les émigrants
(suite du discours).
Quant aux simples citoyens émigrants, qui ne prendraient pas part à la révolte, je voudrais qu'on se bornât à remettre en vigueur la loi qui assujettit leurs biens à une plus forte taxe. Cette taxe est de toute justice, car leur demeure, en nous causant des inquiétudes, nous entraîne à des précautions dispendieuses : et qui doit en supporter le poids plus considérable, sinon les auteurs de nos maux ? De cette manière, vous concilierez la justice, les droits de l'homme et des citoyens, la dignité de la nation française et le maintien de la révolution.
Je vous l'ai déjà fait pressentir, toutes vos lois, et contre les émigrants, et contre les rebelles, et contre leurs chefs, seront inutiles, si vous n'y joignez pas une mesure essentielle, seule propre à en assurer le succès ; et cette mesure concerne la conduite que vous avez à tenir à l'égard des puissances étrangères qui soutiennent et encouragent ces émigrations et cette révolte.
Je vous ai démontré que cette émigration prodigieuse n'avait lieu que parce que, jusqu'à présent vous aviez épargné les chefs de la rébellion, que parce que vous aviez toléré le foyer de la contre-révolution, qu'ils ont établi dans les pays étrangers ; et ce foyer n'existe que parce qu'on a négligé, qu'on a craint, jusqu'à ce jour, de prendre des mesures convenables et dignes de la nation française, pour forcer les puissances étrangères d'abandonner les rebelles.
Tout présente ici un enchaînement de fraude et de séduction. Les puissances étrangères trompent les princes, ceux-ci trompent les rebelles, et les rebelles trompent les émigrants. Parlez enfin le langage d'hommes libres aux puissances étrangères, et ce système de révolte qui tient à un anneau factice s'écroulera bien vite, et non-seulement les émigrations cesseront, mais elles reflueront vers la France ; car les malheureux que l'on enlève ainsi à leur patrie, désertent dans la ferme persuasion que des armées innombrables d'étrangers vont fondre sur la France pour y rétablir la noblesse. II est temps enfin de faire cesser les espérances chimériques qui égarent des fanatiques ou des ignorants ; il est temps de vous montrer à l'univers ce que vous êtes, hommes libres et Français. Vous devez donc à la sûreté autant qu'à la gloire de la nation d'examiner les outrages que vous avez reçus des dispositions des puissances étrangères. Vous devez, en un mot, faire votre bilan de situation vis-à-vis des puissances étrangères. De là dépend le succès de toutes vos lois sur les émigrations et l'extirpation totale de l'esprit de révolte.
Vous me permettrez donc de jeter un coup d'œil rapide sur notre situation politique, dont la connaissance seule peut diriger vos lois sur l'émigration. Vous rappellerai-je tous les outrages faits aux Français, l'arrestation d'un de vos envoyés, la saisie de la lettre du roi à l'ambassadeur de Vienne ? Vous rappellerai-je la persécution et la ruine d'un manufacturier français, l'aversion manifestée en tant d'occasions par la cour d'Espagne contre la révolution ; et cette lettre où on insultait la nation française, en appelant le roi, son souverain, et en la menaçant de la punir de son enthousiasme pour la liberté ? Vous rappellerai-je et cette inquisition exercée contre les voyageurs français, et ces expéditions ; ces rassemblements de troupes du côté des Pyrénées, ordonnés sous de ridicules prétextes, et dont la coïncidence avec la fuite du roi montre assez les véritables motifs ? Vous rappellerai-je les outrages faits au seul de nos ambassadeurs qui ait montré une conduite patriote et digne du représentant d'une nation libre ?
N'avez-vous pas va les magistrats de l'État de Berne verser le sang français, poursuivre comme un crime la célébration de l'anniversaire de notre révolution, punir une ville pour avoir chanté cet air qui déjà a frappé les oreilles de plusieurs peuples ? et jusqu'à ce gouvernement de Venise, qui n'est qu'une comédie, n'a-t-il pas expulsé un négociant français pour son patriotisme ; et l'amiral vénitien n'a-t-il pas outragé le pavillon français ? Jusqu'à ces petits princes d'Allemagne, dont l'insolence, dans le siècle dernier, fut foudroyée par le despotisme, n'ont-ils pas prêté une hospitalité coupable à des rebelles, tandis qu'ils persécutaient les patriotes ? Jusqu'à Genève, cet atome de république, que tout aurait dû porter à adorer et à suivre la révolution française ; l'aristocratie de cette république n'a-t-elle pas fait les efforts les plus coupables pour protéger nos contre-révolutionnaires ? N'a-t-on pas vu les magistrats border de canons les murs de Genève, sous le prétexte de se défendre contre l'armée imaginaire de la propagande, mais bien plutôt pour en défendre l'entrée aux patriotes ? Enfin, jusqu'à cet évêque de Liége, qui appesantit son joug sur un peuple qui devrait être libre, sans l'indifférence d'une nation puissante qui aurait pu le secourir, n'a-t-il pas refusé de recevoir notre ambassadeur, sous le prétexte qu'il appartenait à une société célèbre dans les fastes de notre révolution.
On insultait ici les Anglais qui admiraient notre constitution, tandis que l'Angleterre était occupée à calmer les esprits dans le congrès de Ratisbonne.
Que doit-on penser des ordres donnés pour le rassemblement des troupes sardes et espagnoles ? Pourquoi la paix du Nord a-t-elle été conclue dans le moment où la Russie allait recueillir les fruits de la guerre ? Pourquoi cet enthousiasme unique, ce rapprochement entre l'empereur et le roi de Prusse ? Pourquoi cette liaison inouïe et monstrueuse ? Est-il vrai que dans cette fameuse entrevue de Pilnitz les plénipotentiaires aient juré la ruine de la constitution française ; que le roi de Prusse, comme électeur de Brandebourg, ait fait la même déclaration à la diète de Ratisbonne ? Pourquoi la Russie a-t-elle publié qu'elle regardait comme sa propre cause, la cause des fugitifs français ? Est-il vrai qu'elle leur ait fourni ostensiblement des secours ; qu'elle ait envoyé aux rebelles un député extraordinaire ? Pourquoi a-t-elle défendu à l'ambassadeur français de sortir publiquement ? Pourquoi l'entrée de la cour lui a-t-elle été fermée. Que signifie ce congrès d'Aix-la-Chapelle, qui se propose de réformer, à son gré, notre constitution, et qui se forme malgré la déclaration du roi ? Pourquoi l'empereur, qui a donné des ordres pour qu'on respecte le pavillon français, protége-t-il le rassemblement des révoltés ? Pourquoi le roi de Prusse a-t-il ordonné l'inspection de ses troupes et ne les réduit-il pas ? Pourquoi le cordon des troupes sardes et espagnoles croit-il tous les jours ?
Il importe que nous soyons promptement instruits des motifs de ces rassemblements, afin que nous prenions des mesures grandes, généreuses et dignes de la nation que nous représentons.
Je ne me permettrai pas d'anticiper sur les réponses qui vous seront faites, mais je dis que, jusqu'à ce jour, les Français n'ont pas cessé d'être insultés ; que jusqu'à ce jour les princes étrangers n'ont pas cessé de fournir des secours aux rebelles ; je dis que vous devez forcer les puissances étrangères à chasser les Français rebelles de leurs États, ou à leur donner une protection ouverte. En effet, deux partis se présentent ; ou elles rendrent hommage à votre nouvelle constitution, ou elles se déclareront contre elles.
Dans le premier cas, celles qui favorisent actuellement les émigrants seront forcées de les expulser ; dans le second cas, il se présente encore une alternative : ou elles prendront le parti d'attaquer la constitution à force ouverte, ou elles adopteront le parti d'une médiation à main armée. Dans toutes les hypothèses vous devez vous préparer à déployer toutes vos forces. Dans le cas de refus ou de médiation armée, vous n'avez pas à balancer, il faudra attaquer vous-même les puissances qui oseront vous menacer.
Dans le dernier siècle, lorsque le Portugal et l'Espagne offrirent un asile à Jacques II, l'Angleterre attaqua l'un et l'autre. L'image de la liberté, comme la tête de Méduse, effraiera les armées de nos ennemis : ils craignent surtout d'être abandonnés de leurs soldats, voilà pourquoi la médiation armée sera probablement le parti qu'ils prendront ; et la résurrection de la noblesse, et ces erreurs de la constitution anglaise, et le rétablissement de tous les anciens privilèges seront les bases des réformes qu'ils vous proposeront. Mais vous seriez indignés de la liberté si vous faiblissiez par la crainte des menaces ; mais vous anéantiriez la constitution dans son principe le plus sacré, puisque toute modification serait le produit de la force, et non de la volonté générale ; et si vous consentez à une première modification, qui répondra que vous ne vous croirez pas obligés d'en accorder une seconde ? Quelle stabilité que celle d'une constitution qui reposerait sur la foi de garants étrangers !
Le peuple anglais aime votre révolution, le gouvernement la hait ; mais à Dieu ne plaise que je veuille vous environner de terreurs... Je dois vous rassurer sur la conduite de la cour autrichienne, son chef aime la paix, a besoin de la paix ; l'épuisement produit par la dernière guerre, la médiocrité de ses revenus ; le caractère remuant de ses sujets, les dispositions des troupes qui ont déjà pressenti la liberté, et qui se sont livrées à des insurrections ; la crainte de leur donner nu exemple funeste, tout fait à Léopold la loi de ne point déployer la force des armes. Quant à cette princesse, dont l'aversion contre la constitution française est connue, qui ressemble par quelque beauté à Élisabeth, elle ne doit pas attendre plus de succès qu'Élisabeth n'en a eu dans la révolution de Hollande. A peine subjugue-t-on les esclaves à quinze cents lieues, on ne soumet pas les hommes libres à cette distance.
Je dédaigne de parler des autres princes ; je ne compterai pas sur la liste de nos ennemis ce roi (le roi de Suède) qui n'a que 25 millions de revenu, et qui en dépense les deux tiers pour payer mal une armée nombreuse d'officiers généraux et un petit nombre de soldats mécontents. Je crois donc que la France, soit qu'elle porte les yeux au-dehors, soit qu'elle considère sa situation intérieure, doit concevoir des espérances, et qu'il est temps d'effacer l'avilissement dans lequel l'insouciance ou la pusillanimité l'ont plongée ; il est temps de lui donner une attitude imposante, de faire respecter les personnes et les propriétés. Sans doute vous avez déclaré aux puissances étrangères que vous n'entreprendriez plus de conquêtes ; mais vous avez le droit de leur dire : nous respectons votre constitution, respectez la nôtre : si vous préférez à l'amitié d'une grande nation vos relations avec quelques rebelles, attendez-vous à des vengeances. La vengeance d'un peuple libre est lente, mais elle frappe sûrement.
Mais avant de faire cette déclaration, il vous faut des faits certains, il faut donc ordonner au ministre des affaires étrangères de mettre sous les yeux du comité diplomatique les renseignements qui lui sont parvenus, de faire connaître la manière dont a été faite la notification aux puissances étrangères de l'acceptation du roi. Alors vous distinguerez les agents du pouvoir exécutif qui ont rempli leur mission, et ceux qui l'ont trahie. Les mystères de notre équivoque diplomatie seront peut-être dévoilés, et vous y découvrirez la source de ces menaces, de cette terreur dont on nous a environnés. Peut-être les rassemblements de Coblentz n'existeraient-ils plus si le ministre avait envoyé aux puissances étrangères des hommes profondément révolutionnaires, de ces hommes qui, le pistolet sur le sein, se tiennent devant les tyrans dans l'attitude de la liberté.
La diplomatie se purifiera comme toutes les autres parties du gouvernement ; mais, en attendant, le salut public vous ordonne de prendre toutes les mesures qui intéressent la sûreté de l'État et la dignité de la nation française, car qui ne se fait pas respecter, cesse bientôt d'être libre. »
(Fin du discours)
Quant aux simples citoyens émigrants, qui ne prendraient pas part à la révolte, je voudrais qu'on se bornât à remettre en vigueur la loi qui assujettit leurs biens à une plus forte taxe. Cette taxe est de toute justice, car leur demeure, en nous causant des inquiétudes, nous entraîne à des précautions dispendieuses : et qui doit en supporter le poids plus considérable, sinon les auteurs de nos maux ? De cette manière, vous concilierez la justice, les droits de l'homme et des citoyens, la dignité de la nation française et le maintien de la révolution.
Je vous l'ai déjà fait pressentir, toutes vos lois, et contre les émigrants, et contre les rebelles, et contre leurs chefs, seront inutiles, si vous n'y joignez pas une mesure essentielle, seule propre à en assurer le succès ; et cette mesure concerne la conduite que vous avez à tenir à l'égard des puissances étrangères qui soutiennent et encouragent ces émigrations et cette révolte.
Je vous ai démontré que cette émigration prodigieuse n'avait lieu que parce que, jusqu'à présent vous aviez épargné les chefs de la rébellion, que parce que vous aviez toléré le foyer de la contre-révolution, qu'ils ont établi dans les pays étrangers ; et ce foyer n'existe que parce qu'on a négligé, qu'on a craint, jusqu'à ce jour, de prendre des mesures convenables et dignes de la nation française, pour forcer les puissances étrangères d'abandonner les rebelles.
Tout présente ici un enchaînement de fraude et de séduction. Les puissances étrangères trompent les princes, ceux-ci trompent les rebelles, et les rebelles trompent les émigrants. Parlez enfin le langage d'hommes libres aux puissances étrangères, et ce système de révolte qui tient à un anneau factice s'écroulera bien vite, et non-seulement les émigrations cesseront, mais elles reflueront vers la France ; car les malheureux que l'on enlève ainsi à leur patrie, désertent dans la ferme persuasion que des armées innombrables d'étrangers vont fondre sur la France pour y rétablir la noblesse. II est temps enfin de faire cesser les espérances chimériques qui égarent des fanatiques ou des ignorants ; il est temps de vous montrer à l'univers ce que vous êtes, hommes libres et Français. Vous devez donc à la sûreté autant qu'à la gloire de la nation d'examiner les outrages que vous avez reçus des dispositions des puissances étrangères. Vous devez, en un mot, faire votre bilan de situation vis-à-vis des puissances étrangères. De là dépend le succès de toutes vos lois sur les émigrations et l'extirpation totale de l'esprit de révolte.
Vous me permettrez donc de jeter un coup d'œil rapide sur notre situation politique, dont la connaissance seule peut diriger vos lois sur l'émigration. Vous rappellerai-je tous les outrages faits aux Français, l'arrestation d'un de vos envoyés, la saisie de la lettre du roi à l'ambassadeur de Vienne ? Vous rappellerai-je la persécution et la ruine d'un manufacturier français, l'aversion manifestée en tant d'occasions par la cour d'Espagne contre la révolution ; et cette lettre où on insultait la nation française, en appelant le roi, son souverain, et en la menaçant de la punir de son enthousiasme pour la liberté ? Vous rappellerai-je et cette inquisition exercée contre les voyageurs français, et ces expéditions ; ces rassemblements de troupes du côté des Pyrénées, ordonnés sous de ridicules prétextes, et dont la coïncidence avec la fuite du roi montre assez les véritables motifs ? Vous rappellerai-je les outrages faits au seul de nos ambassadeurs qui ait montré une conduite patriote et digne du représentant d'une nation libre ?
N'avez-vous pas va les magistrats de l'État de Berne verser le sang français, poursuivre comme un crime la célébration de l'anniversaire de notre révolution, punir une ville pour avoir chanté cet air qui déjà a frappé les oreilles de plusieurs peuples ? et jusqu'à ce gouvernement de Venise, qui n'est qu'une comédie, n'a-t-il pas expulsé un négociant français pour son patriotisme ; et l'amiral vénitien n'a-t-il pas outragé le pavillon français ? Jusqu'à ces petits princes d'Allemagne, dont l'insolence, dans le siècle dernier, fut foudroyée par le despotisme, n'ont-ils pas prêté une hospitalité coupable à des rebelles, tandis qu'ils persécutaient les patriotes ? Jusqu'à Genève, cet atome de république, que tout aurait dû porter à adorer et à suivre la révolution française ; l'aristocratie de cette république n'a-t-elle pas fait les efforts les plus coupables pour protéger nos contre-révolutionnaires ? N'a-t-on pas vu les magistrats border de canons les murs de Genève, sous le prétexte de se défendre contre l'armée imaginaire de la propagande, mais bien plutôt pour en défendre l'entrée aux patriotes ? Enfin, jusqu'à cet évêque de Liége, qui appesantit son joug sur un peuple qui devrait être libre, sans l'indifférence d'une nation puissante qui aurait pu le secourir, n'a-t-il pas refusé de recevoir notre ambassadeur, sous le prétexte qu'il appartenait à une société célèbre dans les fastes de notre révolution.
On insultait ici les Anglais qui admiraient notre constitution, tandis que l'Angleterre était occupée à calmer les esprits dans le congrès de Ratisbonne.
Que doit-on penser des ordres donnés pour le rassemblement des troupes sardes et espagnoles ? Pourquoi la paix du Nord a-t-elle été conclue dans le moment où la Russie allait recueillir les fruits de la guerre ? Pourquoi cet enthousiasme unique, ce rapprochement entre l'empereur et le roi de Prusse ? Pourquoi cette liaison inouïe et monstrueuse ? Est-il vrai que dans cette fameuse entrevue de Pilnitz les plénipotentiaires aient juré la ruine de la constitution française ; que le roi de Prusse, comme électeur de Brandebourg, ait fait la même déclaration à la diète de Ratisbonne ? Pourquoi la Russie a-t-elle publié qu'elle regardait comme sa propre cause, la cause des fugitifs français ? Est-il vrai qu'elle leur ait fourni ostensiblement des secours ; qu'elle ait envoyé aux rebelles un député extraordinaire ? Pourquoi a-t-elle défendu à l'ambassadeur français de sortir publiquement ? Pourquoi l'entrée de la cour lui a-t-elle été fermée. Que signifie ce congrès d'Aix-la-Chapelle, qui se propose de réformer, à son gré, notre constitution, et qui se forme malgré la déclaration du roi ? Pourquoi l'empereur, qui a donné des ordres pour qu'on respecte le pavillon français, protége-t-il le rassemblement des révoltés ? Pourquoi le roi de Prusse a-t-il ordonné l'inspection de ses troupes et ne les réduit-il pas ? Pourquoi le cordon des troupes sardes et espagnoles croit-il tous les jours ?
Il importe que nous soyons promptement instruits des motifs de ces rassemblements, afin que nous prenions des mesures grandes, généreuses et dignes de la nation que nous représentons.
Je ne me permettrai pas d'anticiper sur les réponses qui vous seront faites, mais je dis que, jusqu'à ce jour, les Français n'ont pas cessé d'être insultés ; que jusqu'à ce jour les princes étrangers n'ont pas cessé de fournir des secours aux rebelles ; je dis que vous devez forcer les puissances étrangères à chasser les Français rebelles de leurs États, ou à leur donner une protection ouverte. En effet, deux partis se présentent ; ou elles rendrent hommage à votre nouvelle constitution, ou elles se déclareront contre elles.
Dans le premier cas, celles qui favorisent actuellement les émigrants seront forcées de les expulser ; dans le second cas, il se présente encore une alternative : ou elles prendront le parti d'attaquer la constitution à force ouverte, ou elles adopteront le parti d'une médiation à main armée. Dans toutes les hypothèses vous devez vous préparer à déployer toutes vos forces. Dans le cas de refus ou de médiation armée, vous n'avez pas à balancer, il faudra attaquer vous-même les puissances qui oseront vous menacer.
Dans le dernier siècle, lorsque le Portugal et l'Espagne offrirent un asile à Jacques II, l'Angleterre attaqua l'un et l'autre. L'image de la liberté, comme la tête de Méduse, effraiera les armées de nos ennemis : ils craignent surtout d'être abandonnés de leurs soldats, voilà pourquoi la médiation armée sera probablement le parti qu'ils prendront ; et la résurrection de la noblesse, et ces erreurs de la constitution anglaise, et le rétablissement de tous les anciens privilèges seront les bases des réformes qu'ils vous proposeront. Mais vous seriez indignés de la liberté si vous faiblissiez par la crainte des menaces ; mais vous anéantiriez la constitution dans son principe le plus sacré, puisque toute modification serait le produit de la force, et non de la volonté générale ; et si vous consentez à une première modification, qui répondra que vous ne vous croirez pas obligés d'en accorder une seconde ? Quelle stabilité que celle d'une constitution qui reposerait sur la foi de garants étrangers !
Le peuple anglais aime votre révolution, le gouvernement la hait ; mais à Dieu ne plaise que je veuille vous environner de terreurs... Je dois vous rassurer sur la conduite de la cour autrichienne, son chef aime la paix, a besoin de la paix ; l'épuisement produit par la dernière guerre, la médiocrité de ses revenus ; le caractère remuant de ses sujets, les dispositions des troupes qui ont déjà pressenti la liberté, et qui se sont livrées à des insurrections ; la crainte de leur donner nu exemple funeste, tout fait à Léopold la loi de ne point déployer la force des armes. Quant à cette princesse, dont l'aversion contre la constitution française est connue, qui ressemble par quelque beauté à Élisabeth, elle ne doit pas attendre plus de succès qu'Élisabeth n'en a eu dans la révolution de Hollande. A peine subjugue-t-on les esclaves à quinze cents lieues, on ne soumet pas les hommes libres à cette distance.
Je dédaigne de parler des autres princes ; je ne compterai pas sur la liste de nos ennemis ce roi (le roi de Suède) qui n'a que 25 millions de revenu, et qui en dépense les deux tiers pour payer mal une armée nombreuse d'officiers généraux et un petit nombre de soldats mécontents. Je crois donc que la France, soit qu'elle porte les yeux au-dehors, soit qu'elle considère sa situation intérieure, doit concevoir des espérances, et qu'il est temps d'effacer l'avilissement dans lequel l'insouciance ou la pusillanimité l'ont plongée ; il est temps de lui donner une attitude imposante, de faire respecter les personnes et les propriétés. Sans doute vous avez déclaré aux puissances étrangères que vous n'entreprendriez plus de conquêtes ; mais vous avez le droit de leur dire : nous respectons votre constitution, respectez la nôtre : si vous préférez à l'amitié d'une grande nation vos relations avec quelques rebelles, attendez-vous à des vengeances. La vengeance d'un peuple libre est lente, mais elle frappe sûrement.
Mais avant de faire cette déclaration, il vous faut des faits certains, il faut donc ordonner au ministre des affaires étrangères de mettre sous les yeux du comité diplomatique les renseignements qui lui sont parvenus, de faire connaître la manière dont a été faite la notification aux puissances étrangères de l'acceptation du roi. Alors vous distinguerez les agents du pouvoir exécutif qui ont rempli leur mission, et ceux qui l'ont trahie. Les mystères de notre équivoque diplomatie seront peut-être dévoilés, et vous y découvrirez la source de ces menaces, de cette terreur dont on nous a environnés. Peut-être les rassemblements de Coblentz n'existeraient-ils plus si le ministre avait envoyé aux puissances étrangères des hommes profondément révolutionnaires, de ces hommes qui, le pistolet sur le sein, se tiennent devant les tyrans dans l'attitude de la liberté.
La diplomatie se purifiera comme toutes les autres parties du gouvernement ; mais, en attendant, le salut public vous ordonne de prendre toutes les mesures qui intéressent la sûreté de l'État et la dignité de la nation française, car qui ne se fait pas respecter, cesse bientôt d'être libre. »
(Fin du discours)
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